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Depuis plusieurs décennies, une phrase attribuée à André Malraux circule inlassablement : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Parfois reformulée en « religieux », cette citation a alimenté nombre de débats et réflexions. Mais elle n’a jamais été prononcée par l’écrivain. Malraux a régulièrement réfuté cette affirmation1.
Alors, qu’a-t-il réellement dit ? Et surtout, que pouvons-nous tirer de sa véritable pensée pour comprendre les enjeux spirituels de notre époque ?
La religion statique est une défense de la société contre elle-même ; la religion dynamique est un appel de l’âme individuelle vers les forces créatrices de l’univers.
Henri Bergson
Malraux et la réinvention des dieux
En 1955, Malraux exprimait deux idées clés qui éclairent cette confusion. D’abord, dans une réponse au journal danois Dagliga Nyhiter, il évoque « la tâche du prochain siècle [qui] va être de réintroduire les dieux »2. Ensuite, dans un entretien publié par la revue Preuves, il affirme que « le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux – sous une forme aussi différente de celle que nous connaissons que le christianisme le fut des religions antiques »3.
Malraux n’annonçait donc pas un retour des religions traditionnelles, mais imaginait l’émergence d’une nouvelle spiritualité, adaptée aux défis du siècle à venir. Pour lui, les religions, bien qu’essentielles à l’histoire de l’humanité, sont mortelles. Mais leur fonction fondamentale, celle de donner un sens qui élève l’homme au-dessus de sa condition animale, reste vitale.
Sa pensée s’inscrit dans un processus de transformation. Comme il l’écrit : « La psychologie réintègre les démons dans l’homme. » Il souhaitait que la spiritualité contemporaine redécouvre les divinités, non pas comme des entités distinctes et imposées par des doctrines, mais plutôt comme des énergies profondes, émanant de l’âme humaine.
Le choc des identités face à la quête spirituelle
Cependant, le XXIe siècle, tel qu’il se déploie aujourd’hui, semble encore loin de cette vision. Loin d’un renouveau spirituel unificateur, nous observons la montée en puissance de tensions identitaires et fondamentalistes.
Le sociologue Olivier Roy, dans La Sainte Ignorance (2008), explique que la fragilisation des institutions religieuses traditionnelles a paradoxalement exacerbé des formes identitaires de religiosité. Ces formes, loin d’être des quêtes spirituelles authentiques, répondent davantage à des besoins de sécurité et d’appartenance face à un monde incertain4.
En parallèle, les pratiques spirituelles modernes (méditation, développement personnel, quête de bien-être) se sont multipliées, mais non sans risque de dérive. Christopher Lasch, dans La culture du narcissisme (1979), met en garde contre leur transformation en outils consuméristes, où la quête spirituelle devient une fin individualiste, détournée de sa profondeur initiale5.
Entre dogmatisme religieux et consumérisme spirituel, la vision d’une religiosité intégrée à la psyché humaine, comme envisagée par Malraux, peine à se concrétiser.
Un renouveau aussi radical que le christianisme antique ?
Malraux anticipait un renouveau spirituel révolutionnaire, aussi marquant que le passage du paganisme au christianisme dans l’Antiquité. Cette idée fait écho à la réflexion d’Henri Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Pour Bergson, les périodes de crise nécessitent une force spirituelle capable de transcender les conflits matériels et identitaires6.
Dans cette perspective, une spiritualité nouvelle ne peut se limiter ni aux dogmes religieux ni à une simple quête individuelle. Elle doit réconcilier l’humain avec son aspiration à la transcendance tout en répondant aux besoins collectifs. Cette démarche rappelle les travaux de Pierre Hadot (Exercices spirituels et philosophie antique, 1993), qui envisagent la spiritualité comme une transformation intérieure tournée vers le bien commun7.
Tant que vous n’aurez pas rendu l’inconscient conscient, il dirigera votre vie et vous appellerez cela le destin.
Carl Gustav Jung
Réintroduire les dieux en l’homme : une tâche pour notre siècle
Alors que la fameuse phrase « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas » reste apocryphe, elle trouve néanmoins un écho dans la pensée authentique de Malraux. Ce dernier appelait à une redéfinition profonde de notre rapport au sacré. Pour lui, le « retour des dieux » ne pouvait pas être un simple retour aux traditions du passé, mais nécessitait une réinvention de la relation entre l’homme et le divin.
Aujourd’hui, cette quête spirituelle reste largement inaboutie. Entre crises identitaires, fractures sociales et dérives consuméristes, le chemin vers une spiritualité authentique et partagée semble encore long.
Pourtant, des signes encourageants émergent. Des mouvements écospirituels lient écologie et transcendance. Des initiatives interreligieuses promeuvent le dialogue et la paix. Enfin, certaines réflexions philosophiques modernes reconnectent l’individu à des valeurs universelles. Ces efforts, bien que fragiles, témoignent d’une aspiration à un nouveau rapport au sacré, peut-être proche de la vision de Malraux.
Le mot de la fin : Une spiritualité au XXIe siècle encore à inventer
André Malraux ne prophétisait pas le retour des religions traditionnelles. Ce qu’il pressentait, c’était un besoin universel de transcendance, une nouvelle forme de spiritualité capable de répondre aux défis de notre époque.
Le XXIe siècle est-il en train de répondre à cet appel ? Ou sommes-nous encore empêtrés dans les illusions et tensions du passé ? Quoi qu’il en soit, la tâche qu’il évoquait – réintroduire les dieux en l’homme – demeure une des plus grandes ambitions de notre temps.
Que pensez-vous de cette quête spirituelle ? Sommes-nous à l’aube d’un renouveau ou encore pris dans les ombres du passé ?
Sources :
- Frédéric Lenoir, « Pourquoi le XXIe siècle est religieux », article rectifiant la fausse citation attribuée à Malraux. ↩︎
- André Malraux, entretiens pour Dagliga Nyhiter (1955). ↩︎
- André Malraux, entretien publié dans la revue Preuves (1955). ↩︎
- Olivier Roy, La Sainte Ignorance : Le temps de la religion sans culture. Paris : Seuil, 2008. ↩︎
- Christopher Lasch, La culture du narcissisme. Paris : Climats, 2000 (édition originale 1979). ↩︎
- Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion. Paris : PUF, 1932. ↩︎
- Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique. Paris : Albin Michel, 1993. ↩︎